Pr Saliou Touré (Président de la Société mathématique de Côte d’Ivoire) : « La vie quotidienne est à base de mathématiques »
Du 20 au 22 mai 2025, l’Ascad (Académie des sciences, des arts, des cultures d'Afrique et des diasporas africaines), organise, à l’Ensea (Ecole nationale supérieure de statistiques et d’Economie appliquée d’Abidjan), un colloque international sur le thème : "Les mathématiques : une discipline fondamentale et une efficacité déraisonnable". Le constat à l’origine de cette assise est, selon plusieurs experts, la désaffection vis-à-vis de cette discipline, pourtant présente dans le quotidien de tout individu. Dans cette entrevue, le Pr Saliou Touré, l’un des érudits des mathématiques explique les raisons du désintérêt, dans le monde entier, pour la discipline et propose quelques solutions pour encourager les jeunes à s’intéresser aux sciences.

Le Patriote : Dans votre exposé inaugural et dans presque toutes les interventions de spécialistes, il est dit que les mathématiques sont une science transversale qu’on retrouve dans tous les domaines de la vie. Comment expliquez-vous cela ?
Pr Saliou Touré : Effectivement, les mathématiques existent partout, dans notre vie quotidienne de chacun d’entre nous. On peut même dire que la vie quotidienne est à base des mathématiques. En effet, le matin au réveil, vous commencez par prendre un bain, ensuite, vous portez vos vêtements, vous prenez le petit déjeuner avant vos activités quotidiennes. Il y a-là une relation d’"Ordre" que vous établissez dans vos activités ; donc, vous êtes en train de faire des mathématiques.
LP : Y a-t-il d’autres exemples dans le domaine rural, en musique, etc. en dehors du monde éducatif classique, où les mathématiques sont pratiquées ?
ST : Dans le monde rural, il existe beaucoup d’exemples de mathématiques. En effet, dans les villages africains, on construit des cases rondes, carrées ou des maisons rectangulaires, des greniers cylindriques pour y entreposer les récoltes de mil, maïs, riz. Ces cases sont couvertes de toits en forme de cône. Là encore, les mathématiques interviennent.
Le chasseur qui calcule, intuitivement, la trajectoire de sa flèche en visant un gibier, là aussi il y a les mathématiques.
L'artiste peintre traditionnel de Korhogo (Ndlr Ouaraniéné au Nord de la Côte d’Ivoire), le tisserand de pagne Baoulé à Bomizambo, (au centre de la Côte d’Ivoire), tous disposent des figures pour réaliser leurs dessins sur les tissus, selon une arithmétique et une Géométrie relativement poussées. Le joueur d'Awalé (jeu traditionnel de réflexion) a aussi recours aux lois des probabilités. Bref, dans nos terroirs villageois, les gens font des mathématiques sans le savoir. Les mathématiques existent partout dans les sociétés traditionnelles africaines. Cela a été le cas, dans l’antiquité des Egyptiens, des Grecs, des Indiens, des Incas ont toujours fait les mathématiques, il y a plus de 20 milles ans. Parce que nous disposons de tablettes qui viennent de Babylone. Les grandes civilisations du passé ont toujours fait les mathématiques. Mais, aujourd’hui, l’ordinateur, les téléphones portables, tout cela est à base de mathématiques. Le téléphone portable, par exemple, en 1990, lorsqu’il arrivait, il n’y avait que le son. Ce n’est que plus tard que les images dans le téléphone sont arrivées. Depuis lors, vous pouvez parler à quelqu’un à Londres depuis Abidjan, en voyant la personne en image. Cela a été fait grâce à ce qu’on appelle en mathématiques « la Théorie des corps de Galois » qui sont des ensembles non commutatifs qui ont un nombre fini d’éléments.
En sommes, les mathématiques existent aujourd’hui partout dans la nature, dans la science et la vie sociale.
LP : Le mathématiques sont présentes partout, mais, comment se fait-il qu’en Côte d’Ivoire, sur un besoin de 39 enseignants de mathématiques dans l’enseignement supérieur, l’on se retrouve à, seulement, neuf postulants ?
ST : Effectivement, c’est une situation que nous déplorons et qui préoccupe les plus hautes autorités de nos pays. Mais, ce n’est pas une situation qui concerne que la Côte d’Ivoire. Si vous regardez les statistiques de l’Unesco, vous verrez qu’en France, aux Etats Unis, au Canada, il y a un véritable problème d’enseignants de mathématiques. Les autorités mettent beaucoup de moyens. Mais, le problème qui se pose aujourd’hui, c’est que les jeunes, après l’obtention d’une Licence de Mathématiques, s’orientent, dans le domaine de l’Informatique, de la Banque ou de l’Assurance où ils sont nettement mieux rémunérés que dans l’enseignement. C’est le problème qui se pose aujourd’hui à presque tous les Etats.
LP : Donc, le problème n’est pas lié à un manque d’appétence des jeunes pour les mathématiques, mais, une question de choix des étudiants ?
ST : Après une formation en Mathématique, ici à l’Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody, sur 100 étudiants que nous formons en Licence de mathématiques, il n’y a que 10 ou 20 au maximum qui poursuivent en Master dans la discipline. Les autres, dès qu’ils obtiennent la Licence en mathématiques, ils s’orientent ailleurs. Sinon, la qualité de la formation y est, mais, les étudiants regardent où se trouve leur intérêt matériel.
LP : Y a-t-il des solutions pour juguler cette situation par la promotion des mathématiques pour que les jeunes s’intéressent à la matière ?
ST : En qualité de président de la Société mathématique de Côte d’Ivoire, ce que nous faisons, c’est d’aller dans les établissements secondaires, commencer à sensibiliser les jeunes gens. La semaine dernière, j’étais à Bondoukou, la semaine prochaine, je vais à San Pedro pour parler aux lycéens en leur montrant l’intérêt des mathématiques pour le développement du pays, les inciter à s’orienter de plus en plus vers les sciences mathématiques.
Nous menons aussi des actions en direction des jeunes filles car, nous avons constaté qu’à l’Université, peu d’entre elles s’intéressent aux mathématiques. C’est la raison pour laquelle, il y a plusieurs années, j’ai créé en Côte d’Ivoire « le concours Miss Mathématiques ». Cet exemple a été suivi, des années après, par plusieurs autres pays africains. C’est une manière de montrer que les mathématiques ne sont pas l’apanage des garçons et qu’à condition, qu’elles fournissent un peu d’effort, elles seront capables d’exceller en mathématique.
LP : Mais, si des conditions spéciales ne sont pas créées pour attirer les enseignants vers les mathématiques, ne pensez-vous pas que cette discipline sera toujours au bas du tableau en termes de ressources humaines !
ST : Le président Houphouët-Boigny le disait : « On n’attire pas les mouches avec du vinaigre, mais avec du miel ». Notre souhait est que les autorités mettent plus de moyens au service de la formation dans les disciplines scientifiques de façon générale, et au service des mathématiques de façon spécifique. Peut-être qu’il faut décrocher du reste de la Fonction publique les enseignants des sciences. Le Président Houphouët-Boigny l’avait fait, en son temps, cela peut être une autre solution à la situation. En son temps, cela avait attiré beaucoup d’enseignants dans le système éducatif et donné de bons résultats.
Recueillis par Jean Antoine Doudou