Interview-Dr Marie-Josèphe Bitty (Directrice des établissements privés et des professions sanitaires) : « Plus de 2000 cliniques privées illégales ont été recensées sur le territoire ivoirien et nous les avons fermées »
Cela fait plus de deux ans que le ministère de la Santé, de l’Hygiène publique et de la Couverture Maladie Universelle mène une lutte acharnée contre les cliniques illégales, à travers l’opération « zéro clinique illégale ». Dans cet entretien, Dr Marie-Josèphe Bitty, directrice des Établissements privés et des professions sanitaires (DEPPS) dont la structure pilote l’opération, explique les enjeux de cette lutte pour le système sanitaire ivoirien et par ricochet pour la population.

Le Patriote : Quelle est la mission de la Direction des Etablissements privés et des professions sanitaires (DEPPS) ?
Dr Marie-Josèphe Bitty : La DEPPS est une direction centrale du ministère de la Santé, de l’Hygiène publique et de la Couverture Maladie Universelle. Elle a 9 missions. Mais, en gros, nos missions concernent le secteur privé, les professions et professionnels de santé. Au niveau du secteur privé, on a en charge les établissements sanitaires privés, leur régulation, leur intégration et leur développement au sein du ministère de la Santé. Concernant les professions de santé, nous avons pour mission de mettre en place toute la réglementation et la régulation, hormis les pharmacies et les pharmaciens. Nous avons, en plus, à charge les internes et les structures hospitalières pour lesquels nous organisons un concours d’internat.
LP : Dans le cadre de l’assainissement du secteur privé, vous avez lancé l’opération « Zéro clinique illégale ». Qu’est-ce qui a motivé cette initiative ?
Dr M.J.B : Il faut dire que c’est parce que le mot clinique est bien connu de la population que nous utilisons ce terme. Si non, c’est une opération qui concerne aussi bien les polycliniques, les cliniques, les infirmeries, les maternités privées, les établissements d’optique, les établissements de médecine traditionnelle. Tout établissement privé en lien avec la médecine est concerné par ce mot « clinique ». L’opération zéro clinique illégale a été lancée par le ministre de la Santé Pierre Dimba N’Gou le 5 octobre 2022. On a pu constater sur le terrain qu’il fallait avoir des données de base. A savoir quels sont les établissements qui ont le droit d’exister et quels sont ceux qui n’existent pas. Ceux qui n’existent pas, qui sont dans l’illégalité, il faut qu’on les énumère. C’est dans cet esprit qu’on a lancé l’opération ‘’Zéro clinique illégale d’ici 2025’’. Nous bénéficions de l’appui du gouvernement qui, en décembre 2023, a déclaré qu’il fallait fermer tous les établissements sanitaires illégaux. Il y avait 1022 établissements répertoriés par le Conseil national des droits de l’Homme. Cela venait en renfort à notre action.
LP : L’opération concerne-t-elle seulement le district d’Abidjan ?
Dr M.J.B : Non. C’est une opération qui est menée sur toute l’entendue du territoire national. Au plan sanitaire, la Côte d'Ivoire est découpée en régions et districts sanitaires. Nous avons 33 régions sanitaires. À l’intérieur des régions, il y a des districts. Nous en avons 113. Toutes ces zones sont à visiter parce que le problème des établissements illégaux se retrouve partout. Nous avons visité et fermé, selon les instructions, tous les établissements illégaux.
LP : Cela fait maintenant trois ans que l’opération est menée, est-ce qu’il y a un premier bilan ?
Dr M.J.B : Oui, il y a un premier bilan. Déjà, ce qu’il faut remarquer, c’est que les structures illégales, il y en a partout. Si nous prenons le cas d’Abidjan, il y a beaucoup de structures illégales, genre infirmerie de quartier. Il y a aussi des établissements conventionnels qui ne sont pas allés jusqu’au bout de leur démarche administrative. C’est la raison pour laquelle Abidjan est une zone ciblée. C’est une zone où nous devons revenir. Je vous ai dit que nous avons visité toutes les régions, mais nous devons revenir sur Abidjan, en particulier des zones comme Yopougon, Abobo, Adjouffou à Port Bouët. Il y a beaucoup d’infirmeries privées qui n’ont même pas de personnels qualifiés. Ils ne sont pas infirmiers. Or, pour exercer la médecine, il faut être médecin, infirmier, sage-femme diplômé d’Etat. Dans les établissements privés que nous avons visités, nous avons trouvé dans la plupart des cas des personnes qui n’étaient pas qualifiées. Elles ont appris sur le tas ou dans les établissements qui ne sont pas agréés. Ce sont des aides-soignants, des agents de santé communautaire. Pour d’autres, c’est : « Mon papa a été infirmier, il avait cette infirmerie, il est décédé, je l’ai vu piquer, je suis venu le remplacer au niveau de la famille ».
LP : C’est dire que la vie des populations est en danger avec ce genre d’établissements…
Dr M.B.J : Oui, il est clair que ce genre de clinique met en danger la vie des populations. On a pu constater lors de nos visites que non seulement ils ne sont pas qualifiés mais le local dans lequel ils exercent est totalement inadapté. Il y a des décès, des accouchements qui se font dans des conditions inimaginables. Il y a des avortements qui se font. Des injections qui se font n’importe comment et qui entrainent des suffisances rénales, des douleurs à la jambe, voire des handicaps. Ils délivrent des ordonnances qui ne vont pas avec les malades. Nous avons des soins qui se font dans des conditions dénuées de toute hygiène. Il était important, pour protéger nos populations, que nous puissions fermer ce genre de structures. On en a trouvé plus de 2000 sur le territoire ivoirien et nous les avons fermées. Pour ce genre de cliniques, c’est systématique. De toute façon, ils n’ont pas de papier, ils n’ont pas de qualification, donc nous les avons fermées. En dehors de ça, nous avons fermé des établissements qui n’avaient pas leur papier mais qui sont des établissements types conventionnels. Par exemple un centre de soin infirmier dirigé par un infirmier diplômé d’Etat, c’est admis. Mais, il n’a pas ses papiers, comment exerce-t-il ? Nous fermons et nous lui recommandons de se mettre règle.
LP : Quelles est la procédure, lorsqu’un établissement est épinglé ?
Dr M.B.J : Nous avons trois (3) cas. Nous avons le cas où l’établissement a les documents, parce que cette campagne était une campagne de contrôle de la régulation administrative. Donc, l’établissement a les papiers. C’est-à-dire l’arrêté portant autorisation d’ouverture et d’exploitation délivré par le ministre. Celui-là, nous ne pouvons le fermer. Il n’est pas dans l’illégalité. Mais, néanmoins, il y en a à qui nous avons fait des recommandations. Nous leur avons dit qu’ils peuvent améliorer leur structure parce qu’ils ont les papiers, mais leurs conditions d’exploitation peuvent être améliorées. Nous les avons laissés ouverts. Ce sont des établissements dit autorisés.
En ce qui concerne les établissements non autorisés, il y a deux cas. Il y a le cas où l’établissement n’est pas autorisé, il n’est même pas en train de faire une quelconque démarche. Dans ce cas, la fermeture est immédiate. Par contre, il y en a qui ont cherché à se régulariser, qui ont déposé des dossiers. Ils ont même eu une visite qu’on appelle visite de conformité, autrement dit leurs textes sont en cours. Après avoir vu ces documents et constaté leur bonne foi pour régulariser leur situation, nous faisons ce qu’on appelle une mise en demeure en leur donnant un délai pour se régulariser rapidement.
Cependant, Il y en a qui étaient autorisés qu’on a félicités. L’hygiène est bien, le personnel requis est en place, les déchets médicaux sont correctement traités.
LP : Que dit la loi lorsqu’un établissement est épinglé. La sanction est-elle seulement administrative ou pénale également ?
Dr M.B.J : Non, pour le moment nous n’avons pas de sanction pénale. Il y a des textes qui vont sortir pour nous permettre d’avoir des sanctions pénales. Pour le moment, la sanction est administrative. Néanmoins l’exercice est régi si c’est la médecine par les ordres qui ont un code de déontologie. Les dentistes ont un code de déontologie. Les sages-femmes et les infirmiers également. Au vu de cela, il y a certaines actions qu’ils ne doivent pas mener et qui sont sanctionnées d’un point de vue pénale. Les faux médecins, les faux infirmiers quand on les prend, ils sont déferrés. Mais, l’établissement qui n’a pas encore ses papiers est fermé et on s’assure qu’il n’y ait pas de récidive. Si c’est le cas, on incarcère le responsable. Nous avons eu des cas de ce genre à Duekoué et Sinfra où nous avons déféré des personnes qui été transférées dans les maisons d’arrêt.
LP : Vous avez plus de 2000 établissements illégaux qui ont été fermés. De quel moyen disposez-vous pour savoir s’ils n’ont pas ouvert après votre passage ?
Dr M.B.J : Nous avons quelques difficultés pour bien suivre ces décisions. Mais, quand nous faisons une visite dans les régions, nous faisons le retour aussi bien aux autorités sanitaires que sont les directeurs départementaux et régionaux et surtout aux préfets. Avant de quitter la région nous faisons le point pour voir les établissements qui ont été fermés, les raisons pour lesquelles ils ont été fermés. Ceux qui ont été mis en demeure et ceux qui ont été félicités. Les autorités sanitaires locales et en particulier les préfets qui ont tout le pouvoir pour suivre et déférer ceux qui récidivent prennent la relève. C’est un des moyens mais cela ne suffit pas. Nous sommes en train de mettre en place d’autres moyens en liaison avec des communicateurs qui vont bien regarder ce qui se passe et communiquer parce que ces gens n’aiment pas qu’on parle d’eux.
Comme le ministère de la Santé a déployé des communicateurs dans tous nos districts, ils vont nous aider dans ce sens. Nous avons aussi un projet de dénonciation, mais, il nous faut les moyens. C’est vrai qu’il y a le 143 qui est le numéro vert du ministère, mais nous avons mis en place au sein de la DEPPS dans le cadre de l’opération zéro clinique illégale un observatoire digital. Son rôle est de prendre en compte toutes les rumeurs, toutes les actions dénoncées par la population seront vérifiées. L’observatoire digital est en plein développement. Dans tous les cas, nous serons vigilant parce qu’il y va de la santé des populations.
LP : L’ouverture de cliniques avait été suspendue, qu’en est-il qu’actuellement ?
Dr M.B.J : C’est vrai, pendant un moment, peu d’arrêtés étaient délivrés. Or l’arrêté est l’élément fondamental qui justifie la légalité d’existence. Mais c’était lié à la situation générale du pays. Cependant, Monsieur le ministre Pierre Dimba a donné l’opportunité de lancer cette grande opération afin que nous puissions assainir le secteur. L’opération zéro clinique illégale est d’abord une opération d’assainissement. Elle se décline en différents points que nous avons mis en œuvre. Le premier, c’est la sensibilisation ; le deuxième, c’est la campagne de régularisation administrative que nous avons lancée le 05 octobre 2022 ? En même temps nous avons lancé l’observatoire digital. Nous avons lancé une plateforme pour l’enregistrement des dossiers de façon électronique. La campagne de régularisation administrative devrait se terminer fin janvier début février, mais cette opportunité que le ministre a donné de se régulariser nous n’avons pas voulu la bloquer. Par contre pour booster cela, nous avons mis en place des contrôles. C’est la troisième phase de sensibilisation et de régularisation administrative. Et la quatrième phase, si je peux le dire ainsi, est le suivi qui est extrêmement important. Car il faut que les populations puissent vraiment bénéficier du travail qui a été fait.
LP : Pour l’ouverture d’un établissement sanitaire en Côte d’Ivoire que dit la loi, quelle est la procédure ?
Dr M.B.J : Il y avait un décret de 1996 disant que pour ouvrir un établissement médical, un établissement médical privé, il faut être médecin. Il y a un texte qui a été modifié. Nous avons commencé à l’appliquer parce que nous avons vu que dans l’intérêt de la Côte d’Ivoire, pour développer ce secteur privé, il faut qu’on ouvre les possibilités de création et de financement de ce genre d’établissement. Les choses ont été modifiées pour faire en sorte que l’autorisation n’est plus donnée à un titulaire mais à l’établissement. Par exemple la clinique Saint André est une clinique de nature médicale qui est située à tel endroit. Cette clinique a pour promoteur telle personne. Cette personne peut être une personne physique ou morale. Déjà, le fait que l’autorisation soit donnée à l’établissement, c’est une grande évolution. Mais, en plus, le fait qu’on donne la possibilité aux personnes morales d’être propriétaires est une grande évolution. Donc, si c’est une personne physique, il s’agit d’un médecin. Mais si c’est une personne morale, c’est une société. Elle peut avoir des financiers, mais il doit y avoir un médecin parce que la médecine, ce n’est pas comme vendre un vélo ou faire une plantation. On ouvre les capitaux qui peuvent venir d’autres structures qui s’intéressent à la chose et qui aident à la financer. Le promoteur propriétaire peut être une personne physique ou morale.
Autre chose importante, c’est la nomination d’un directeur médical, parce qu’il faut qu’il y ait un responsable médical dans l’établissement. Tous les actes médicaux qui sont posés doivent être sous la responsabilité de quelqu’un qui est résident, qui est entièrement privé. C’est extrêmement important. Imaginons que le promoteur propriétaire soit une société, une personne morale. Le monsieur s’est associé à une banque ou à un parent qui veut bien l’aider parce qu’il a les moyens de le financer, mais ils ne connaissent pas les obligations médicales. Il faut un responsable médical dans la structure. Bien sûr qu’il y aura d’autres résidents, mais il faut un responsable médical. Il y a un cas qui m’a vraiment marqué. Il y a eu des bébés jumeaux dans une clinique qui ont été brûlés dans la couveuse. La première question, qui est le responsable médical ? Qui suit les actes ? C’est extrêmement important qu’il y ait un responsable médical dans un établissement sanitaire. Si c’est une infirmerie, c’est un responsable paramédical, c’est-à-dire c’est l’infirmier. Si c’est un établissement d’optique, il y a un responsable para médical qui est un opticien. C’est très important parce que l’activité sanitaire n’est pas à prendre à la légère.
LP : Sur cette base, combien de cliniques répondent à ces critères aujourd’hui, en Côte d’Ivoire ?
Dr M.B.J : Nous avons des données que nous continuons de mettre à jour. Ce qui est certain, suite aux opérations en 2023 et 2024 puisque l’opération été lancée en octobre 2022, le ministre a délivré plus de 1000 arrêtés d’autorisation qui couvraient les différents niveaux d’intervention. C’est-à-dire les polycliniques, les cabinets médicaux, les cabinets dentaires, les centres médicaux. Après il y a l’activité paramédical des infirmeries privées. Il y aussi des cabinets optiques des laboratoires de prothèse. Le ministre a délivré 1018 arrêtés de 2023 à 2024. Nous sommes en train de faire le point total encore parce que nous sommes en 2025. Nous allons ajouter les établissements qui existaient déjà qui n’étaient pas dans l’illégalité et dont les arrêtées datent de 1996. C’est un titulaire qui est bénéficiaire d’une clinique quelconque à tel endroit et c’est lui-même qui est dans sa clinique. L’autorisation a été donnée sans limite de validité. Il n’est pas dans l’irrégularité. Nous sommes en train de les recenser. Et comme nous sommes en pleine réforme du secteur privé, lorsque tous les textes sortiront, nous allons demander à tout le monde de venir suivant le texte nouveau se mettre à jour.
LP : Est- ce que votre opération concerne aussi les cliniques chinoises ?
Dr M.B.J : Les établissements chinois sont concernés. On en a fermé d’ailleurs. La terminologie clinique chinoise n’existe pas dans notre nomenclature. Comme je le disais, on a le médical, le paramédical, la médicine alternative complémentaire. La médecine chinoise fait partie de la médecine alternative complémentaire. Si c’est un établissement de médecine dite chinoise, il faut qu’on s’assure d’abord du diplôme. Ce n’est pas une médecine conventionnelle. Si c’est une médecine conventionnelle, il rentre dans notre catégorie. Mais s’il s’agit une médecine non conventionnelle dite chinoise, le plus souvent ce sont des acupuncteurs. C’est déjà connu dans le décret de 1996. J’ai reçu un Chinois qui résidait à l’intérieur du pays, à Daloa. Il était venu voir comment se régulariser. Nous lui avons demandé le diplôme qui lui permet de pratiquer des actes médicaux. Il a présenté son diplôme de médecine chinoise. C’est-à-dire qu’il a fait la faculté de médecine chinoise. Son diplôme avait été traduit par un traducteur officiel. La direction des professions sanitaires qui a en charge les professions sanitaires identifie et donne des cartes professionnelles à ceux qui sont en règle. Bref, on vérifie les diplômes avant de les inscrire pour être autorisé à exercer.
LP : Nous sommes en 2025 quelles sont perspectives ?
Dr M.B.J : Cette année, nous allons mettre l’accent sur le suivi. Les décisions qui ont été prises, il faut qu’on s’assure qu’elles sont bien suivies. En même temps, on va continuer l’assainissement. En décembre 2025 voire en janvier 2026, nous allons continuer cette opération qui est salutaire pour le secteur privé et pour le système de santé. Déjà, le fait d’avoir l’opération zéro clinique illégale d’ici 2025 a boosté la chose. Maintenant, cela doit entrer dans une routine pour faire en sorte que la population dispose d’établissements sanitaires de qualité et de proximité.
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