Interview-Pr Ossei Kouakou (PCA du Forum des ONG et associations d’aide à l’enfance en difficulté) : « La Côte d’Ivoire a fait des avancées en matière de droits de l’enfant »
Enseignant-chercheur en psychologie à l’Université Félix Houphouët-Boigny, le Professeur Ossei Kouakou préside le Conseil d’administration du Forum des ONG et associations d’aide à l’enfance en difficulté. Dans cet entretien, il dresse un bilan de la situation des droits de l’enfant en Côte d’Ivoire, présente les actions menées par son organisation et aborde la célébration annuelle de la Journée de l’enfant africain (JEA), le 16 juin.

Le Patriote : L’édition 2025 de la Journée de l'enfant africain (JEA) se tient sous le thème « Planification et budgétisation des droits de l'enfant : progrès depuis 2010 ». Pourquoi ce choix ?
Ossei Kouakou : Premièrement, ce thème souligne l'importance cruciale d'intégrer les droits de l'enfant non seulement dans les politiques et les lois, mais également de manière concrète dans les budgets nationaux et locaux. Deuxièmement, en 2010, le thème de la Journée de l'Enfant Africain était "Planification et budgétisation pour le bien-être de l'enfant : une responsabilité collective". Ce thème visait à mettre en lumière la nécessité de planifier et d'allouer des ressources en faveur des enfants, en soulignant que cette responsabilité incombe à tous : particuliers, communautés et États. Il est donc essentiel de dresser un bilan pour évaluer si les engagements pris se sont traduits par des allocations budgétaires suffisantes pour la santé, l'éducation, la protection et la participation des enfants. De plus, la faible priorisation budgétaire en faveur des enfants représente un défi majeur en Afrique, où d'autres secteurs (tels que la défense) peuvent être privilégiés. Ce thème vise à rappeler aux États membres de l'UA leurs obligations financières envers les enfants et à promouvoir une budgétisation sensible aux droits de l'enfant. Il s'agit également de s'assurer que les budgets contribuent à réduire les disparités entre les enfants (selon le sexe, le lieu, le statut, etc.) et qu'ils ne soient pas discriminatoires.
LP : Justement quels sont les progrès substantiels qui ont été faits durant ces 15 dernières années en matière de protection des droits de l’enfant ?
OK : En matière de progrès législatifs et politiques, la Côte d’Ivoire a harmonisé ses textes aux standards internationaux et régionaux, à l'instar du Code pénal qui définit et criminalise le viol. Des efforts ont été déployés pour établir des cadres juridiques plus robustes contre la violence, le travail des enfants et le mariage précoce. Concernant l’accès à l’éducation et à la santé, des avancées ont été réalisées grâce à la distribution de kits scolaires dans le primaire public et à la construction d'écoles de proximité, bien que des défis subsistent en termes d’effectifs élevés dans les classes et d’insuffisance d’enseignants dans certains établissements. L'accès aux soins de santé de base s'est également amélioré, contribuant à la réduction de la mortalité infantile. Pour ce qui est de l’enregistrement des naissances, des campagnes ont été menées pour améliorer ce droit fondamental, qui garantit l'identité légale de l'enfant. L’État a même installé des bureaux d’état civil dans certains hôpitaux pour faciliter l’enregistrement des naissances et l'accès à d'autres droits. En ce qui concerne la sensibilisation et la participation des enfants, on observe une prise de conscience croissante des droits de l'enfant et une promotion de leur participation aux décisions qui les concernent, notamment à travers le parlement d'enfants, des clubs et des plateformes mises en place par les OSC. Enfin, je souligne la mise en place ou le renforcement de mécanismes de protection tels que des services dédiés, des lignes d'écoute et des centres d'accueil.
LP : Selon les données de l’UNICEF, la pauvreté des enfants en Afrique a reculé de 45,2% en 2013 à 40,18% en 2022. Comment appréciez-vous cette progression ? Insuffisante ou acceptable ?
OK : Sur une décennie, cette régression de la pauvreté, bien que notable, peut être jugée insuffisante compte tenu de l'ampleur du défi et de l'augmentation continue de la population infantile en Afrique. Chaque point de pourcentage de baisse représente des millions d'enfants sortis de la pauvreté, ce qui est certes louable. Cependant, le fait que plus de 40% des enfants africains vivent encore dans la pauvreté demeure un chiffre inacceptable. Cela signifie que les efforts doivent être intensifiés, notamment par des investissements plus ciblés dans les services sociaux de base, la protection sociale, une éducation de qualité et des opportunités économiques pour les familles.
LP : Quelle est, de manière générale, la situation des droits de l’enfant en Côte d’Ivoire ?
OK : Certes, des avancées significatives ont été réalisées. La Côte d'Ivoire a ratifié plusieurs conventions et chartes relatives aux droits de l'enfant, et a établi un cadre législatif pour leur protection. Des efforts sont déployés pour améliorer l'accès à l'éducation et à la santé. Des structures dédiées existent, telles que le ministère de la Femme, de la Famille et de l'Enfant, ainsi que des lignes d'écoute (par exemple, le 116). Les organisations de la société civile (OSC), comme le Forum des ONG, œuvrent à l’amélioration de la situation des enfants en Côte d’Ivoire. Des programmes sont mis en œuvre conjointement par le gouvernement et les OSC. Les acteurs étatiques travaillent en étroite collaboration avec les OSC pour le bien-être des enfants. Cependant, des défis majeurs persistent. Les enfants demeurent victimes de violences physiques, sexuelles et émotionnelles, que ce soit à la maison, à l'école ou en ligne. Le travail des enfants, notamment dans des secteurs tels que l'agriculture, les mines et les transports, demeure une préoccupation majeure. Le phénomène des enfants en situation de rue reste prégnant. Des lacunes persistent également au niveau de la justice des mineurs, avec des enfants parfois détenus dans des conditions inadaptées et des délais de garde à vue non respectés. De même, de fortes inégalités demeurent en matière d'accès à l'éducation, à la santé et à l'eau/assainissement, en particulier entre les zones urbaines et rurales et entre les ménages aisés et défavorisés. Par ailleurs, les mariages et grossesses précoces persistent. Ces pratiques continuent d'affecter gravement les jeunes filles, limitant leur accès à l'éducation et à la santé. Il est également important de noter que les mutilations sexuelles féminines perdurent dans certaines zones du pays.
LP : Les enfants sont de plus en plus victimes de violences sexuelles. Que fait le Forum des ONG pour lutter contre ces pratiques inacceptables ?
OK : Le Forum des ONG et associations d'aide à l'enfance en difficulté, en tant que réseau d'organisations, mène plusieurs actions clés, notamment la sensibilisation des autorités et du public à l'ampleur des violences sexuelles et à la nécessité de renforcer les lois et leur application, le soutien aux victimes, via ses membres, par un accompagnement psychosocial, juridique et médical, en collaboration avec d'autres acteurs, l’information des communautés sur les risques et les mécanismes de dénonciation, afin de briser le silence et la stigmatisation, le renforcement des capacités des acteurs locaux pour mieux identifier et prendre en charge les cas de violence. À ces actions s’ajoute une collaboration étroite avec le gouvernement, Save the Children, l'UNICEF et d'autres organisations internationales pour une approche coordonnée.
LP : Autre défi majeur : avec la révolution numérique, les enfants sont de plus en plus exposés à de nouvelles formes de menaces liées aux réseaux sociaux. Comment appréhendez-vous ce nouveau danger ?
OK : Il s'agit d'un défi très complexe, car le numérique, bien qu'il offre des opportunités, présente aussi des risques réels : cyberintimidation, exposition à des contenus inappropriés (pornographie, violence), exploitation et abus sexuels en ligne (grooming, sextorsion) — un sujet sur lequel l’ONG SOS Violences sexuelles travaille depuis plusieurs années — atteinte à la vie privée et addiction aux écrans. Ces dangers évoluent rapidement et nécessitent une adaptation constante des stratégies de protection.
LP : Quels dispositifs avez-vous mis en place pour juguler ce fléau ?
OK : Parlons plutôt des dispositifs à mettre en place pour juguler ce fléau, car ce sujet n'est pas encore suffisamment pris en compte. Parmi eux figurent l’éducation au numérique, via des programmes de sensibilisation destinés aux enfants, aux parents et aux éducateurs, afin de promouvoir les bonnes pratiques en ligne, l'identification des dangers et les comportements appropriés ; les partenariats avec les plateformes, grâce à un plaidoyer visant à ce que les réseaux sociaux, les fournisseurs de téléphonie mobile et d'accès à internet mettent en place des mécanismes de protection plus efficaces pour les mineurs, la mise en place de lignes d'écoute et de signalement, y compris des numéros verts (comme le 116 en Côte d'Ivoire), pour dénoncer les cas d'abus en ligne, le renforcement des capacités, par la formation des forces de l'ordre et des professionnels de la justice, pour lutter contre la cybercriminalité et l'exploitation des enfants en ligne. Les services de soutien aux victimes doivent également être améliorés ; et le développement de ressources, avec la création de guides et de supports pédagogiques, pour aider les familles et les écoles à aborder ces sujets.
LP : Parlons de la JEA 2025, quelles seront les grandes articulations de cette célébration en Côte d’Ivoire ? Et où se tiendra la cérémonie ?
OK : Je vous présenterai plutôt les actions menées par le Forum des ONG et son partenaire technique et financier Save the Children, bien que certains acteurs étatiques soient également impliqués. Nous aurons donc une déclaration du Forum des ONG le 16 juin, une émission radio sur le thème de la Journée de l’enfant africain (JEA) avec des enfants-chroniqueurs le 16 juin, diffusée sur la radio de la mairie de Marcory, une journée récréative à Grand-Bassam, prévue dans la semaine du 23 au 27 juin (incluant un panel, la visite de stands de jeux, des concours et des prestations artistiques).
LP : Pour finir, quelles sont les actions marquantes que le Forum des ONG a menées sous votre présidence ?
OK : Sous ma présidence, le Forum des ONG a mené plusieurs actions significatives. En 2022, il a élaboré, soumis et présenté un rapport complémentaire sur la situation des droits de l’enfant au Comité des experts de la Charte Africaine des Droits et du Bien-être de l’Enfant (CAEDBE). Il a également participé au plaidoyer qui a conduit, en 2023, à l’intégration d'articles spécifiques liés aux droits de l’enfant dans le Code de l’environnement. En 2024, le Forum des ONG a élaboré, soumis et présenté un rapport alternatif sur la situation des droits de l’enfant au mécanisme de l’Examen Périodique Universel (EPU). La même année, à la bibliothèque nationale, il a officiellement lancé l’intégration des questions environnementales et du changement climatique dans les rapports complémentaires/alternatifs des OSC. En 2025, il a sensibilisé et partagé des expériences sur le budget participatif avec 9 collectivités locales à Yamoussoukro, et organisé un atelier avec les acteurs étatiques clés pour le suivi de la mise en œuvre des recommandations issues des mécanismes de surveillance des droits de l’enfant. Ces actions s'ajoutent à bien d'autres initiatives menées.
Réalisée par Y. Sangaré