Interview - Véronique Tadjo (Ecrivaine et taekwondoïste) : « Dans un monde traversé par les tensions, le taekwondo peut être un ciment social »
Romancière de renom et pionnière du taekwondo en Côte d’Ivoire, Véronique Tadjo incarne la rencontre entre la plume et le combat. Lauréate du Prix Ivoire 2025 après avoir déjà remporté le Prix Kourouma et le Prix Cheick Hamidou Kane, la première femme ceinture noire revient sur son parcours hors norme, celui d’une femme qui a appris à transformer la rigueur du tatami en force intérieure et en inspiration littéraire. Entre discipline, courage et cohésion, son témoignage résonne comme un appel à préserver l’essence du taekwondo et à célébrer la puissance des mots.
Le Patriote : Votre roman « Je remercie la nuit » a marqué les esprits. Il a remporté cette année le Prix Kourouma, le Prix Cheick Hamidou Kane et désormais le Prix Ivoire 2025. L’ancien président de la Fédération ivoirienne de taekwondo, Me Bamba Cheick Daniel, s’est fait dédicacer un exemplaire de votre livre. Que représente pour vous cette rencontre ?
Véronique Tadjo : C’est une marque de solidarité qui m’a profondément touchée. Nous avons en commun le taekwondo, cet art martial que j’ai pratiqué dans ma jeunesse et qui a créé des liens indéfectibles entre les taekwondoïstes. Voir un ancien président de fédération venir saluer mon travail littéraire, c’est la preuve que les disciplines peuvent dialoguer et se soutenir mutuellement. La littérature et le sport partagent une même quête, celle de l’endurance, de la rigueur et du dépassement de soi.
Le ministre Bamba Cheick Daniel recevant un exemplaire dédicacé de l’œuvre « Je remercie la nuit » des mains de l’auteure Tadjo (Ph DR)
LP : C’est à Abidjan que vous avez décroché votre ceinture noire, devenant la première femme ceinture noire de Côte d’Ivoire sous l’enseignement du Grand Maître Kim Young Tae. Pouvez-vous nous raconter ce moment historique et ce qu’il a changé pour vous ?
VT : Le taekwondo a été l’une des plus belles expériences de ma vie. Lorsque Maître Kim Young Tae est arrivé en Côte d’Ivoire, il a ouvert son Dojo au Plateau. Nous étions un groupe de pionniers, dont mon frère, à suivre son enseignement. Il nous a transmis la discipline et le courage. Au début, j’étais la seule femme parmi les hommes. Pourtant, nous combattions ensemble, avec respect. Avant chaque combat, il fallait saluer l’adversaire, accepter les coups, et apprendre à détourner la force de l’attaquant à son propre avantage. Ce fut une école de vie. Graduellement, j’ai compris que je pouvais me défendre, que je n’étais pas vulnérable. Le passage à la ceinture noire fut un moment intense, il fallait prouver sa maîtrise technique et garder son sang-froid.
LP : Comment s’est faite votre rencontre avec le taekwondo ? Était-ce un choix instinctif ou une quête de dépassement ?
VT : À l’époque, il y avait un véritable engouement. Des amis voulaient s’inscrire, et la nouvelle circulait qu’un Grand Maître coréen enseignait à Abidjan. J’ai suivi le mouvement, sans calcul. Encouragée par Maître Kim Young Tae, je n’ai jamais été perçue comme une intruse.
Véronique Tadjo lors d’une séance d’entraînement (Ph DR)
On ne faisait pas d’exception pour moi : je suivais les entraînements au même titre que les autres. Cette acceptation naturelle fut une grande fierté. Le taekwondo m’a donné une place dans un univers où les femmes étaient rares.
LP : À l’époque, les sports de combat étaient souvent perçus comme des disciplines marginales, associées aux “voyous”. Comment avez-vous affronté ce regard social et quelles résistances avez-vous dû briser ?
VT : C’était la période Bruce Lee. Beaucoup de jeunes imitaient ses films sans comprendre la philosophie des arts martiaux. Ils se battaient dans la rue, jetaient des coups de pied à tout-va. Mais le taekwondo, lui, reposait sur la rigueur et le contrôle de soi. Nous ne cherchions pas la bagarre, nous cherchions à l’éviter.
Seule parmi les hommes, Véronique Tadjo (au milieu) a été la première femme, ceinture noire ivoirienne de taekwondo (Ph DR)
La discipline nous apprenait à canaliser nos pulsions, à prévenir plutôt qu’à provoquer. C’est ainsi que nous avons brisé les préjugés en montrant que le taekwondo est une école de maîtrise et de respect.
LP : Quel regard portez-vous sur l’évolution du taekwondo ivoirien, de vos débuts à aujourd’hui ?
VT : Le taekwondo a connu une évolution remarquable. Aujourd’hui, c’est un art martial très prisé, avec des champions et des championnes qui brillent au niveau national et international. C’est formidable de voir cette discipline occuper une telle place. Mais cette popularité attire aussi des convoitises. Le risque est de perdre l’essence du taekwondo qui est de former le corps et l’esprit, être un modèle d’endurance et d’exigence. Il faut revenir à une vision claire des objectifs, préserver la cohésion et l’esprit originel. Car ce que le taekwondo nous apprend, on le garde toute la vie.
LP : Votre rêve pour l’avenir du taekwondo en Côte d’Ivoire ?
VT : Mon rêve est de voir le taekwondo retrouver sa cohésion. Plus que jamais, nous en avons besoin. Dans un monde traversé par les tensions, cette discipline peut être un ciment social. Elle nous enseigne la patience, la force intérieure et le respect de l’autre. Si nous parvenons à préserver son essence, le taekwondo continuera à inspirer les générations futures, en Côte d’Ivoire et au-delà.
Par OUATTARA Gaoussou
