Interview - Sidiki Bakaba (acteur, réalisateur, metteur en scène) : « Être un sans domicile fixe sur sa propre terre natale reste douloureux »

Monument du théâtre et du cinéma en Côte d’Ivoire et en Afrique voire dans le monde, Sidiki Bakaba jouit d’une carrière exceptionnelle de cinq décennies. Des planches aux plateaux de tournage, il a joué dans une kyrielle de films et de pièces de théâtre, tout en se consacrant aussi, avec un engagement quasi-sacerdotal, à la formation de la jeune génération. A la faveur de la célébration de ses 50 ans de carrière dans le 7ème art, cet artiste pluridimensionnel (acteur, comédien, metteur en scène, réalisateur et producteur) - véritable icône du monde de la culture en Afrique - a bien voulu se confier au Patriote pour revisiter son parcours exceptionnel. Aussi évoque-t-il ses difficultés pour revenir en Côte d’Ivoire et se mettre au service du pays, bien qu’il le désire ardemment. Entretien.

Interview - Sidiki Bakaba (acteur, réalisateur, metteur en scène) : « Être un sans domicile fixe sur sa propre terre natale reste douloureux »
« La naissance d'une véritable industrie (du cinéma) ne peut reposer exclusivement sur les aides de l’État. Les investisseurs privés doivent s'intéresser à ce secteur, la rentabilité ne se fera qu’à ce prix » (Ph Dr)

Le Patriote : Le festival international du film panafricain de Cannes (FIFP) a célébré, en octobre dernier, vos 50 ans de carrière de cinéma. Comment appréhendez-vous cet honneur ?

Sidiki Bakaba : J’éprouve un sentiment contrasté sur ce cinquantenaire. Le célébrer loin de la Côte d’Ivoire est un regret, je rappelle que depuis la crise postélectorale de 2010-2011 je n’ai plus de toit. Être un sans domicile fixe sur sa propre terre natale reste douloureux. Mais, par ailleurs, je me suis senti très honoré de voir mon œuvre (de réalisateur, metteur en scène et pédagogue) analysée par le professeur André Bahouman Kamaté (de l’Université Félix Houphouët-Boigny) qui m’a non seulement consacré en 2018 un colloque international (avec une trentaine de professionnels de la culture venus des 4 coins du monde) mais également trois ouvrages. Qu’un artiste comme moi soit étudié dans les universités est une rareté sur le continent, j’en mesure le privilège.

 

 

LP : Justement, quels ont été les moments forts de cette célébration ?

SB :  La soirée de gala avec la présence de nombreux artistes de la diaspora et des sympathisants enthousiastes venus en grand nombre soutenir cette 22ème édition du festival (orchestrée par Basile N’gangué) fut un grand moment d'émotion fait de rencontres, de retrouvailles et de fraternité. Des délégations du Cameroun composées de dignitaires Reines, Rois dans leurs tenues traditionnelles, des hautes personnalités administratives de Douala, Kribi... dignes Ambassadeurs de la richesse culturelle de leur pays. Les artistes de l'Afrique du Sud nous ont émerveillés de leur musique, de leurs danses et de leur profonde poésie. De grands stylistes venus de Madagascar, Sénégal, Guinée, Mali nous ont une fois de plus montré combien l'Afrique demeure une terre d'imagination et de créativité.

 

 

LP : Cinquante ans de carrière au cinéma, ce n’est pas donné. Quel est le secret de votre longévité dans ce milieu dur qui consume ces acteurs ?

SB : Louange à Ama, Allah, Adonaï, Gnamien... qui m’accorde cette précieuse richesse qu’est la vie, assortie d’une belle santé. Quant à l'art que je considère être un don divin, jusqu’à ce jour je le pratique avec amour, grande sincérité et dans le respect de ceux qui m’accompagnent dans cette passion. Bien conscient que rien ne dure, que tout se transforme, je tente de me remettre continuellement en question. Ainsi, je reçois cette trente-et-unième distinction, comme autant de responsabilité. Être toujours à la hauteur de cette profession est mon souci permanent.

 

 

LP :  Vous avez joué dans une multitude de films dont certains ont été produits et réalisés par vous : « Bako, l’autre rive », « Le médecin de Gafiré », « Pétanqui », « Le professionnel » avec Jean-Paul Belmondo, « Les guérisseurs », « Roue libre », « Yafa-Le Pardon » ... Dans votre filmographie, quelle production vous a le plus marqué ? Et pourquoi ? 

SB : (Rires) Là, tu m'as collé ''N'dôgô’’ (Ndlr, cadet en malinké). C'est comme si vous demandiez à une femme ou à un géniteur de dire lequel de ses enfants il aime le plus. Ça c'est cailloux dèh ! En plus de tous ces films cités, beaucoup d’autres m'ont marqué et je respecte tous les auteurs qui ont fait appel à moi. La liste est longue... Il y a d'abord « Visages de femmes » de l'immense Désiré Écaré (1972) qui aura réalisé le premier film érotique africain, Prix de la Critique Internationale au Festival de Cannes en 1985. C'est le premier film ouest-africain primé à ce festival mondial. Il y a aussi « Pétanqui » de Yéo Kozoloa et plus récemment la série télé « Ô Batanga » du talentueux Alex Ogou, mais je pense aussi à « Tanowé des lagunes » ...

 

 

LP : Mais, il manque un film hollywoodien. Qu’est-ce qui vous a manqué pour tourner dans un film aux Etats-Unis d’Amérique ? 

SB : J'ai été invité au Hollywood Film Festival avec mon film « Les Guérisseurs (en anglais The Lords of the Street) » où il a été positivement salué par le célèbre magazine Variety. Par deux fois, j’ai été invité avec le même film au Pan African Film & Arts Festival (PAFF) à Los Angeles et à Chicago Film Festival. J'ai été invité aussi à Los Angeles avec « Los Palenquero », un documentaire que j’ai tourné en Colombie, qui a été primé au Fespaco et « La victoire aux mains nues (Bare Hands Victory) ». J'ai tissé des liens sérieux avec des frères afro-américains avec lesquels nous espérons collaborer prochainement sur un gros projet. En tant qu’Afro-français je n’ai jamais été tenté d'émigrer aux Etats-Unis d’Amérique, feue mon épouse Ayala non plus. Ma deuxième patrie m'a offert ce que je considère être un must : n'est-ce pas la France qui a inventé le cinéma ?

 

 

LP : Quelles images fortes gardez-vous de ces 50 ans de carrière ?

SB : Pour cette question, je suis tenté d'interroger mon rétroviseur intérieur. J’y vois un océan de rêves, merveilleux pour certains, accouchés dans la douleur pour d’autres. C’est une grande règle de la vie.

 

 

LP : En Côte d’Ivoire, le cinéma essaie de renaître de ses cendres, mais avec beaucoup de difficultés. Quel regard jetez-vous sur le cinéma ivoirien ? Quelles sont ses forces et ses faiblesses ?

SB :  Je constate des volontés individuelles, ici et là, mais l'apport de l'État (qui reste nécessaire) est encore timide. Par ailleurs, je note l’émergence d'excellents techniciens, ce qui est un atout considérable. Je remarque que les séries télé donnent l'opportunité aux équipes techniques d'améliorer leur formation, ainsi qu’une meilleure préparation des artistes, je pense en particulier aux acteurs/actrices, qui donnent vie au récit d'un film. J’en profite pour rappeler qu’un scénario qui se déroule en Afrique ne peut se limiter qu’à des histoires citadines. Des sujets historiques, mettant en valeur les grandes figures de notre histoire, n’attendent que ça : être valorisés par le 7ème art. Que le monde puisse découvrir enfin, la richesse culturelle de la Côte d’Ivoire. Quant à la naissance d'une véritable industrie, elle ne peut reposer exclusivement sur les aides de l’État. Les investisseurs privés doivent s'intéresser à ce secteur, la rentabilité ne se fera qu’à ce prix. Et puis enfin, il faut également doter le pays tout entier (pas seulement la capitale) de salles de cinéma. Mais l’un des points les plus importants à mes yeux est celui-ci : il reste à faire un énorme travail de sensibilisation du public vis-à-vis de l’Art en général, et des productions artistiques en particulier. Je pense que c’est à ce prix que nous pourrons mettre sur pied un véritable cinéma national.   

 

 

LP : Parlons maintenant de théâtre. Avez-vous délaissé les planches pour les plateaux de tournage, car cela fait un beau moment que vous n’avez pas monté une pièce ?

SB : Cette remarque n’est pas tout à fait exacte, je ne dirais pas que j’ai déserté les planches. Ce qui semble être une absence du théâtre en Côte d'Ivoire n’est que le résultat d’une situation évoquée plus haut : depuis 2011, je demeure un SDF dans mon propre pays, ma maison et mes biens ayant été spoliés. Malgré mes nombreuses déclarations dans la presse à l’attention du président de la République Alassane Ouattara (notamment dans Le Patriote où dès 2012, je lançais tel un cri du cœur « pardonnons pour nous réconcilier ») ma situation d’artiste et de citoyen reste bloquée. Vous devez comprendre que je n'ai ni domicile, ni espace théâtral en Côte d’Ivoire. Certes, à trois reprises la ministre de la Culture et de la Francophonie, Françoise Remarck a pris en charge mon séjour (à l’occasion de séances de travail) et je lui en suis reconnaissant. Mais, ne nous y trompons pas : malgré la possibilité qu’il m’est donné de rentrer et sortir de la Côte d’Ivoire, aucun de mes droits n’a été rétabli (un seul exemple : mon décret d’ambassadeur culturel n’a jamais été activé). J'ai même rencontré le ministre de la Réconciliation d’alors KKB (Kouadio Konan Bertin) à qui j'ai confié mon dossier, hélas cette démarche est restée lettre morte. Pour en revenir au théâtre, j'ai joué « Il nous faut l’Amérique » au Bénin, avec Djep Beugré, Mike Danon et Cécile Pango. J'ai eu le bonheur de jouer « Les Déconnards (génial seul en scène de Koffi Kwahule) » au Festival de Théâtre du Brésil. Et puis, il m’arrive de diriger des stages de formation d'acteur au Bénin et au Cameroun. Les comédiens que nous avons formés à l'Actor Studio du Palais de Culture Bernard Dadié continuent leur carrière : je pense par exemple à Sidibé Moussa. Gbessi Adji était récemment au Festival d'Avignon après avoir remporté le Pharaon d'Or du Festival International de Théâtre contemporain en Égypte, c'est la première fois qu'un artiste subsaharien obtient une telle récompense. Dernièrement, j'étais au Festival International de Film Espoir de Conakry avec Mahoula Kané. Tous les succès et tous les prix que mes comédiens reçoivent, je les accueille comme une récompense (de notre travail, avec Ayala) par la grâce de Dieu. Aujourd’hui, je suis un homme comblé, qui n'attend plus rien. Je crois avoir réalisé ce rêve, celui de transmettre ce que j'ai reçu, notamment en acceptant la responsabilité de la direction de ce lieu de la culture que m'a confié l'ancien Président Laurent Gbagbo, sans aucune contre-partie, n’ayant jamais été encarté je tiens à le dire. Je l’ai fait corps et âme, en restant à jamais fidèle à cette fameuse phrase du président J.F Kennedy : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays ».

 

Réalisée par Y. Sangaré