Dossier - Cinéma ivoirien : Entre passion et débrouillardise
Pendant que les séries télévisées ivoiriennes comme « Invisibles », « Dernière Voix », « Maquisards », « Les Nounous », « Cacao » ou encore « La Famille Bomblay » connaissent un véritable engouement populaire, le cinéma, lui, peine encore à retrouver le lustre qu’il avait connu à l’époque des « Bal poussière » », Au nom du Christ » ou « Wariko ». Pourtant, sur le terrain, de jeunes réalisateurs, hommes et femmes, multiplient les initiatives pour redonner à la Côte d’Ivoire une place de choix sur la carte du cinéma africain. Entre passion, débrouillardise et rêve d’un cinéma professionnel, leurs parcours révèlent à la fois les espoirs et les défis du cinéma ivoirien.
Son parcours débute en ligne, avec des vidéos humoristiques devenues virales. Très vite, il comprend qu’il veut aller plus loin : «J’avais envie de raconter des histoires plus profondes». Après plusieurs courts métrages, il franchit un cap avec « Au-delà des illusions », un film tourné sur fonds propres et achevé après un an de sacrifices. Le résultat dépasse toutes les attentes. Le long métrage remporte le prix de l’Union européenne au Fespaco ( Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou) 2025 (22 février - 1er mars 2025), est sélectionné à Cannes, puis rafle la Nisa d’Or, lors de la 6ème édition de la Nuit ivoirienne du septième art et de l’audiovisuel, en juillet 2025. Une prouesse pour une production indépendante. « Ce qui aurait pu être fait en un mois a pris un an, faute de moyens. Mais, je ne considère pas cela comme un frein », dit-il, serein.
Le succès du film, diffusé dans des festivals, du Brésil en France, ouvre la voie à une internationalisation du cinéma ivoirien. « Le Nigéria n’a rien de plus que nous, sinon la volonté de s’ouvrir au monde. Nous devons franchir ce cap », plaide Salif Koné.
Lui aussi réclame un accompagnement concret de l’État, mais sans assistanat : «L’État ne me doit rien. Je demande juste de la confiance et de la crédibilité pour notre génération ».
À plus de 300 kilomètres d’Abidjan, à San Pedro, Didine Yébarth s’impose comme une pionnière. Ex-docker au Port, elle a tout quitté pour vivre de sa passion du cinéma. « Au Port, j’avais un salaire de 400 000 francs CFA, mais j’ai tout laissé pour faire ce que j’aime », dit-elle sans regret. Son aventure commence modestement avec « La Bête », un film dénonçant les grossesses précoces et la drogue en milieu scolaire. Puis viennent « Les Larmes innocentes », « Sous le voile de la veuve », « Les Incomprises », « Joyce ou la dernière couche » (primé au FECAB), et enfin « Wognowan », un film multilingue tourné en kroumen, malinké, guéré, dida, agni et baoulé, qui valorise la diversité linguistique ivoirienne. Sa marque de fabrique : un cinéma engagé, féminin et militant. « Par le cinéma, je veux éveiller les consciences sur les violences faites aux femmes, les mariages forcés, la souffrance des veuves », affirme-t-elle. Mais, la trajectoire de Didine est semée d’embûches : manque de moyens, dettes, préjugés sexistes. « Certains me combattent parce que je suis une femme ou parce que je suis jeune. Je leur réponds qu’avant, on ne faisait pas de cinéma à San Pedro. Aujourd’hui, on en fait », lance-t-elle, fière. Le soutien populaire, lui, ne faiblit pas. « Quand je n’ai pas d’argent, je fais appel à mes abonnés sur Facebook. Certains envoient 1000 ou 2000 francs. C’est ma force», témoigne-t-elle. Avec son slogan « San Pedro fait son cinéma », Didine entend bien décentraliser le septième art ivoirien. Son ambition : voir son dernier film « Bal à San Pedro » être projeté dans les grandes salles du pays.
Un écosystème encore fragile
Face à cet élan venu de la base, l’État tente de poser les fondations d’une véritable industrie. Adama Konkobo, responsable du département production et attractivité à Côte d’Ivoire Cinéma – Office National, dévoile une réforme majeure : « Nous avons désormais un guichet unique, centralisant tous les services du cinéma». Cette réorganisation s’articule autour de plusieurs entités : la Commission du film, pour attirer les productions étrangères ; les Pépites, incubateur de jeunes talents ; le Patrimoine, chargé de la restauration des archives et œuvres anciennes ; le Box-Office, qui collecte et analyse les données de fréquentation des salles. Objectif : structurer durablement le secteur et créer une marque Côte d’Ivoire cinéma forte, capable de rivaliser sur le plan international. Les efforts de formation et de financement s’intensifient : en 2024, une trentaine de jeunes auteurs ont été formés à l’écriture de scénario. Le Fonds de soutien à l’industrie cinématographique (Fonsic) soutient une dizaine de projets par an, avec des montants allant jusqu’à 5 millions de FCFA pour un long métrage. Mais l’accompagnement ne se limite pas à l’argent. Le bureau soutient aussi la mobilité internationale des cinéastes sélectionnés dans les grands festivals. « Nous avons aidé plusieurs réalisateurs à se rendre au festival de La Rochelle ou au Fespaco », note Konkobo. Par ailleurs, le programme Clap Ivoire, vitrine régionale du cinéma jeune, continue de révéler de nouveaux talents à l’échelle de l’UEMOA. Un autre projet, Clap Ivoire Pépite, sera lancé en 2026 pour accompagner les lauréats jusqu’à leur insertion professionnelle.
Si la réforme institutionnelle est saluée, les jeunes créateurs interrogés soulignent le fossé qui persiste entre les politiques publiques et la réalité du terrain. Baraka Traoré le dit sans détour : « L’État a raison d’exiger de la structuration, mais encore faut-il que les jeunes aient les moyens de créer leurs maisons de production».
Salif Koné, lui, insiste sur la nécessité d’un accompagnement pérenne : « Ce n’est pas seulement une question d’argent. Il faut une politique cohérente de diffusion, d’accès aux salles, de distribution internationale». Didine Yébarth, de son côté, plaide pour une meilleure décentralisation du cinéma : « On parle souvent d’Abidjan, mais dans les régions, il y a des talents. San Pedro, Bouaké, Korhogo, Gagnoa ont aussi des cinéastes passionnés. Il faut leur donner les moyens». Au-delà des difficultés, une évidence s’impose : le cinéma ivoirien bouge, s’affirme et gagne en diversité. Ces jeunes cinéastes racontent leurs réalités, filment en langues locales, évoquent les tabous sociaux et les luttes du quotidien. Ils ne cherchent pas à imiter Hollywood ou Nollywood, mais à créer un cinéma ivoirien authentique, ancré dans sa culture.
Les festivals commencent à reconnaître cette singularité. En 2025, jamais autant de films ivoiriens n’ont été projetés à l’étranger. Les plateformes numériques, les réseaux sociaux et les festivals régionaux offrent aujourd’hui de nouvelles vitrines à ces créateurs souvent autodidactes. À la lumière de ces témoignages, le constat est clair : le cinéma ivoirien renaît, mais reste fragile. L’énergie des jeunes cinéastes contraste avec les lenteurs institutionnelles. Pourtant, tous partagent une même conviction : la Côte d’Ivoire a les moyens de devenir un pôle cinématographique majeur en Afrique francophone. « Ce qu’il faut à ces jeunes, c’est un vrai accompagnement, sur deux à cinq ans, avec une structure solide », estime Baraka Traoré. Didine Yébarth, quant à elle, résume la philosophie de cette génération : « Je suis une incomprise, mais je suis une guerrière ». Et Salif Koné conclut : « Si nous avons fait autant avec si peu, imaginez ce que nous ferions avec un vrai soutien».
Rahoul Sainfort
Chiffres clés
1/ Production et tournage:
- Environ 60 autorisations de tournage délivrées chaque année.
- 30 à 40 films produits annuellement, par 30 réalisateurs actifs et 200 sociétés de production, dont 50 réellement opérationnelles.
- Le tournage du film « Le Grand Déplacement » de Jean-Pascal Zadi a généré près d’1 million d’euros ( 655 millions de FCFA) de retombées économiques en 40 jours.
2/ Infrastructures et diffusion
- 13 salles de cinéma actuellement en activité (contre 2 ou 3 en 2010).
- Nouvelles salles prévues à Bouaké, Korhogo et San Pedro.
- Le chiffre d’affaires global du secteur a dépassé 2 millions d’euros ( 1,3 milliards de FCFA) en 2024.
Source : Côte d’Ivoire Cinéma – Office National
