Interview -Yasmine Diawara (Cycliste et militante écologiste) : « Une ville qui favorise le vélo crée des emplois verts, améliore la santé publique, réduit la pollution … »

Pendant que la COP 30 bat son plein à Belém, la militante écologiste ivoirienne Yasmine Diawara, surnommée la « Go à vélo », sillonne les artères embouteillées d'Abidjan en tant que livreuse à vélo. Sac au dos, casque vissé sur la tête, elle transforme chaque course en acte militant pour imposer les transports verts dans la capitale économique ivoirienne. Rencontre avec une activiste qui fait du bitume son terrain de combat.

Interview -Yasmine Diawara (Cycliste et militante écologiste) : « Une ville qui favorise le vélo crée des emplois verts, améliore la santé publique, réduit la pollution … »
« La mobilité durable n'est pas une affaire de cyclistes passionnés et riches, mais un enjeu de société pour l'environnement, pour l'emploi des jeunes et pour la dignité des travailleurs »

Le Patriote : Quand avez-vous entamé ce projet dans sa phase pratique ?

Yasmine Diawara : J'ai démarré les livraisons le mardi 28 octobre 2025 en commençant à Marcory. Ce projet s'inscrit dans la continuité de WIRI (Where Innovation Rises), lancé en juin dernier. À l'origine, il s'agissait d'un bike trip devant relier Korhogo à Cape Town pour promouvoir le dividende démographique et l'innovation sociale. Après plus de 1 600 km, j'ai dû suspendre l'aventure au Nigeria en raison de problèmes de santé familiaux. De retour à Abidjan, j'ai choisi de poursuivre autrement, en incarnant concrètement le plaidoyer à travers une immersion dans le métier de livreuse à vélo. C'est une manière de transformer les mots en action et de rappeler qu'en Afrique, chaque défi peut devenir une opportunité.

 

LP : Comment se présente une journée de livraison pour vous ?

YD : Mes journées sont flexibles. J'alterne entre projets personnels et terrain. J'évolue dans plusieurs communes : Cocody, Marcory, Treichville, Abobo, Bingerville. Je démarre généralement vers 11h. La veille, je prépare tout : vélo, casque, batteries de téléphone et écouteurs, tenue. Dès que je me connecte à l'application, les commandes tombent rapidement, le service est très demandé. Sur le terrain, je traverse des zones que je n'aurais jamais connues en voiture, des quartiers avec des ambiances chaleureuses. Chaque trajet me fait découvrir Abidjan sous un autre angle. Je découvre aussi la réalité physique du métier notamment la chaleur, les montées, les klaxons incessants, le regard des autres sur les livreurs. Mais il y a aussi cette fierté d'être utile, de faire bouger la ville.

 

LP : Quel est le gain économique ?

YD : En moyenne, 5 heures de travail représentent 25 à 40 kilomètres à vélo, pour 5 à 7 courses. Selon la zone, cela rapporte entre 3 000 et 7 000 francs CFA. Mais ce projet n'a pas un but lucratif. Ce qui compte, c'est l'engagement, plaider pour des pistes cyclables à Abidjan, parce que ces femmes et hommes qui pédalent méritent respect et sécurité. Mon constat principal est que la livraison à vélo est en pleine expansion, mais les conditions de travail restent précaires et peu valorisées. Mon expérience vise à visibiliser ces réalités et à plaider pour un cadre plus juste, plus durable et plus humain.

 

LP : Quels sont les premiers retours depuis le lancement ?

YD : J'ai reçu énormément de réactions, de la curiosité, la surprise, l’admiration. Beaucoup me demandent pourquoi je fais ça. Du côté des collègues livreurs, c'est du soutien, même si certains ne comprennent pas tout. Un livreur à moto m'a dit en souriant : « C'est bien, si tu économises, tu pourras acheter ta moto ! »

Côté clients, les réactions sont multiples. Certains sont très bienveillants, d'autres surpris qu'une femme livre à vélo. Mais ce qui revient souvent, c'est qu'ils n'avaient jamais réfléchi aux conditions de travail des livreurs ni à l'importance des pistes cyclables. Il y a un manque de conscience collective, mais aussi une vraie ouverture. Il faut encore de gros efforts de sensibilisation pour que les gens comprennent que la mobilité durable n'est pas une affaire de cyclistes « passionnés et riches », mais un enjeu de société pour l'environnement, pour l'emploi des jeunes et pour la dignité des travailleurs.

 

LP : Pourquoi une livraison à vélo serait-elle plus bénéfique qu'une livraison à moto ?

YD : La réponse tient en deux mots : efficacité durable. Selon le Programme des Nations Unies pour l'Environnement, les transports représentent environ 25 % des émissions mondiales de CO₂. Dans les villes africaines, les motos contribuent fortement à cette pollution urbaine. À l'inverse, une livraison à vélo ne produit aucune émission directe. L'Université d'Oxford a montré qu'en remplaçant un seul trajet motorisé par un trajet à vélo chaque jour, on réduit près d'une demi-tonne de CO₂ par an.

Au-delà des chiffres, c'est l'impact visible qui compte, moins de bruit, moins de fumée, moins de carburant, et un modèle économique plus inclusif. Une livraison à vélo coûte moins cher, crée des emplois verts et rend les villes plus vivables. Bien sûr, il y a la réalité de l'incivisme et de l'insécurité routière que je vis chaque jour avec l’absence de pistes cyclables, des conducteurs impatients, le manque de signalisation. Mais c'est justement le cœur de mon plaidoyer. Si on aménage des infrastructures adaptées, le vélo devient un outil puissant, écologique, économique et durable. La véritable question est : « qu'attendons-nous pour créer un environnement où pédaler est à la fois sûr, ludique et responsable ? »

 

LP : Vous appelez à l'adoption d'un manifeste pour la construction de pistes cyclables. Avez-vous des raisons d'espérer ?

YD : Oui, absolument ! Quand je parle de pistes cyclables, je parle d'avenir. D'un avenir où la jeunesse africaine pourra transformer notre croissance démographique en dividende économique, social et environnemental. Le vélo n'est pas qu'une question de transport, c'est une question de modèle de société.

Une ville qui favorise le vélo crée des emplois verts, améliore la santé publique, réduit la pollution et offre à la jeunesse des alternatives à la précarité. Si l'Afrique urbaine suit les modèles polluants du passé, nos villes deviendront invivables. Le choix du vélo est stratégique, c'est une force de transformation durable.

Ma motivation est qu'un jeune d'Abidjan, de Cotonou ou de Dakar puisse rêver d'un emploi vert, d'une ville respirable, d'un avenir où sa mobilité ne met ni sa vie ni la planète en danger. Le vélo n'est pas juste un outil de déplacement, c'est un levier de dignité et de prospérité.

 « Le vélo n'est pas qu'une question de transport, c'est une question de modèle de société »

LP : La culture du vélo est-elle assez populaire en Côte d'Ivoire pour justifier ces aménagements ?

YD : Honnêtement, non. Et c'est précisément pour cela qu'il y a urgence à agir. Ce n'est pas parce qu'on ne voit pas beaucoup de cyclistes qu'il n'y a pas de besoin. C'est parce qu'il n'y a ni sécurité, ni infrastructures, ni reconnaissance sociale pour ceux qui choisissent le vélo.  Aujourd'hui, faire du vélo à Abidjan est souvent perçu comme un risque ou un signe de précarité, alors qu'ailleurs c'est un symbole de modernité. Si nos villes continuent à se développer autour de la voiture, nous perdrons la bataille du climat et de la qualité de vie.

Créer des pistes cyclables, ce n'est pas seulement pour les cyclistes d'aujourd'hui, c'est pour encourager ceux de demain, la jeunesse, les femmes, les travailleurs informels, les livreurs, les élèves. L'Afrique doit inventer des modèles de mobilité durables. Le vélo n'est pas juste un sport, c'est une révolution urbaine silencieuse qu'il est temps d'amplifier.

 

LP : Quels sont les objectifs du Forum du Vélo Citoyen que vous envisagez d'organiser ?

YD : Ce sera une plateforme d'action collective. L'occasion de faire ensemble l'état des lieux : absence d'infrastructures, incivisme routier, méconnaissance du potentiel du vélo. Chacun pourra partager son expérience pour définir collectivement des solutions.

Les aboutissants ? La signature d'un manifeste citoyen et institutionnel pour la création de pistes cyclables à Abidjan, et la mise en place d'un plan d'action intersectoriel engageant les pouvoirs publics, les entreprises et les associations. C'est le début d'un mouvement qui dépasse le vélo, c'est celui d'une ville plus humaine.

 

OUATTARA GAOUSSOU