L’ex-chef d’Etat peut-il aller jusqu’au bout ?

« Tu veux faire un 4ème mandat, je n’accepterai jamais et n’acceptez pas peuple de Côte d’Ivoire (…) Il n’y aura pas de 4ème mandat (…) Tu veux faire un 4ème mandat où ça ? Dans ce cas, il faut faire 5, 6, 7 et 8, etc. Donc tu penses que tu as trouvé tes moutons en Côte d’Ivoire ?… La Constitution dit 2 mandats et toi tu veux faire un 4ème mandat illégal alors que tu es en train de faire un 3ème mandat illégal. Je voulais vous dire d’aller lui dire qu’il ne fera pas ce 4ème mandat… Qui a trompé ce monsieur en lui faisant croire qu’il peut faire un 4ème mandat ? ».
Samedi dernier, Laurent Gbagbo en avait presque le souffle coupé d’aligner coup sur coup menaces, outrages, anathèmes, stigmatisations, condamnations, et autres bravades … contre Alassane Ouattara, dont il n’a certes pas cité le nom, mais qu’il a proprement cloué au pilori, le livrant publiquement à la vindicte de ses militants, à qui il a ainsi formellement et grandement ouvert la porte à un soulèvement populaire pour empêcher ce dernier de prendre part à l’élection présidentielle d’octobre 2025.
Ses propos d’une rare virulence n’en disaient que très long sur l’impact qu’il en escomptait auprès de son auditoire. Et les milliers de fanatiques du PPA-CI réunis à la place Ficgayo de Yopougon, chauffés ainsi à blanc, n’ont pas boudé cet appel à la sédition de leur leader, et comme contaminés par ce « délirium actif » de leur gourou, ils scandaient à tue-tête toutes sortes de slogans comparables à des cris de guerre.
Qu’est-il donc arrivé l’autre jour à Laurent Gbagbo pour qu’il bascule si violemment dans cet état second ? Il est vrai que l’ivresse des foules peut parfois jouer des mauvais tours aux hommes politiques, surtout sous nos tropiques où l’émotion a vite fait de prendre le pas sur la raison. Mais de là à les amener à défier la force publique, voire étatique, à braver tout un système politique et mettre en péril le climat social, la tranquillité et la paix dont jouissent – en ce qui concerne la Côte d’Ivoire – depuis plus d’une décennie les habitants de ce pays, l’ancien prisonnier de Scheveningen a assurément des desseins inavoués (ou avoués) derrière la tête.
Car ce discours pour le moins corrosif du natif de Gagnoa vise en réalité plusieurs objectifs. Il est d’abord destiné à impacter ses propres militants dans le sens de raviver leur sentiment d’injustice vis-à-vis du régime Ouattara. De réanimer la rhétorique de confrontation en réactivant chez eux la mentalité de "combat politique", jusque-là quelque peu dormante, où les partisans voient l’affrontement comme la voie privilégiée, la solution la plus efficace. Celle que Laurent Gbagbo lui-même brandissait justement, le 7 juin dernier à Port-Bouët, à travers sa longue tirade sur la bagarre. L’époux de Nady Bamba donne donc en quelque sorte le coup d’envoi de cette bagarre rangée, qu’il verrait bien se muer en guérilla.
Un autre rêve de Gbagbo – qui est la conséquence directe de ce qui précède –, c’est bien d’impacter la cohésion nationale en suscitant la psychose au sein d’une partie de la population, encore marquée par la crise post-électorale de 2010-2011, et qui peut craindre un retour des violences si le discours est perçu comme un appel implicite à la rue. Or, la rue suppose un théâtre d’affrontement entre les partisans de l’un ou l’autre camp. Et si on devrait en rester à une simple psychose, celle-ci, est-il convaincu, gèlera l’enthousiasme des candidats au vote, avec pour résultat, un important taux d’abstention.
Le discours acide de l’ancien député de Ouragahio vise également à impacter la communauté internationale et l’amener à des pressions diplomatiques, elle qu’il sait toujours sensible à tout signe d’instabilité, surtout dans un pays comme la Côte d’Ivoire où une telle posture venant d’un ancien chef d’Etat réputé belliqueux – qu’ils savent avoir été l’homme par qui le pays a basculé dans une guerre meurtrière – peut déboucher sur l’irréparable.
Les choses sont donc claires pour Laurent Gbagbo : l’offensive qu’il vient d’enclencher depuis Yopougon devrait aboutir, selon ses calculs, si ce n’est à une chienlit généralisée, à tout le moins à une remise en cause de la présidentielle prochaine, dans le sens par exemple d’un report qui le verrait remis en selle.
Mais une chose est tenter une aventure et autre est de pouvoir en sortir gagnant. Alors que l’homme qu’il a ainsi attaqué samedi à Yopougon, n’a guère encore dit mot, le tombeur de la Côte d’Ivoire totalement ruinée que l’actuel chef de l’Etat a patiemment reconstruite, et qui fait la fierté de ses habitants, est-il sûr de pouvoir aussi facilement la replonger dans l’abîme d’où elle sort ? Les Ivoiriens le laisseraient-ils seulement oser ce qu’il proclame aujourd’hui ? Laurent Gbagbo peut-il aller jusqu’au bout de cette aventure de tous les périls, notamment pour lui-même. Comme on le dit à Abidjan, Gbagbo peut-il terminer ce qu’il a commencé ? La suite des évènements situera les Ivoiriens.
KORE EMMANUEL