Dossier – Gratuité de l’école : Un défi encore inachevé

Depuis son arrivée aux commandes, le Président Alassane Ouattara s’attelle à dessiner les contours d’une réforme éducative ambitieuse, portée par une promesse claire : alléger le fardeau des familles ivoiriennes et offrir à chaque enfant de 6 à 16 ans un accès à une éducation gratuite et de qualité. Cette vision s’appuie sur des mesures emblématiques comme la suppression des cotisations exceptionnelles des Comités de gestion des établissements scolaires (COGES) et la distribution de kits scolaires au primaire. Pourtant, derrière ces engagements frappés du sceau de la volonté politique, la réalité du terrain dévoile un paysage semé d’embûches, où défis structurels et imprévus viennent compliquer la mise en œuvre.

Dossier – Gratuité de l’école : Un défi encore inachevé

Selon le rapport des États généraux de l'éducation et de l'alphabétisation (EGENA), les coûts de scolarisation demeurent élevés pour les ménages. Ils occupent un tiers des dépenses globales d'éducation. Cette charge financière, en dépit des efforts gouvernementaux pour promouvoir la gratuité scolaire, continue de peser lourdement sur des familles déjà éprouvées par des conditions économiques précaires. En décembre 2020, le Président de la République Alassane Ouattara annonçait en grande pompe la suppression des cotisations exceptionnelles exigées des parents, avec un budget conséquent de 4,7 milliards de FCFA pour répondre aux besoins des établissements scolaires. Ces fonds étaient censés couvrir divers postes essentiels : fournitures pédagogiques (craies, registres d’appel), réhabilitation de mobilier scolaire ou encore règlement des charges fixes telles que l’eau, l’électricité et les salaires du personnel auxiliaire – autant de missions dévolues aux COGES.

Cependant, entre les intentions et leur traduction pratique, le fossé reste béant. Sur le terrain, l’initiative peine à porter ses fruits. Les financements alloués arrivent au compte-gouttes, plongeant les écoles dans une précarité financière chronique. « Nous sommes pris à la gorge », déplore Cissé Ismaël, président d’un COGES. « Nous fonctionnons à crédit et accumulons des dettes jusqu’à l’étouffement », renchérit-il. Ces retards entraînent des tensions en cascade : litiges avec les fournisseurs, conflits avec du personnel impayé et même convocations à la gendarmerie pour les responsables d’écoles. « Imaginez le gardien vous dénonçant pour réclamer son salaire ! », relate Diabaté Mamadou, président d’un autre COGES, le regard empreint d’amertume.Le déficit en tables-bancs illustre avec éloquence les failles du système. Dans certaines écoles, la pénurie transforme les salles de classe en véritables champs de bataille où les élèves se disputent une place pour s’asseoir. « C’est comme si l’éducation devenait un privilège à arracher, plutôt qu’un droit garanti », lâche Doumbia Adama, enseignant. Le 11 novembre dernier, le lycée moderne de Duékoué a été le théâtre d’une mobilisation étudiante pour dénoncer le manque criant de tables-bancs. Ces scènes, relayées sur les réseaux sociaux, jettent une lumière crue sur les défis auxquels sont confrontés élèves et enseignants.

Une réforme ambitieuse mais freinée par des lenteurs

Autre pilier de la réforme, la distribution gratuite de kits scolaires constitue une mesure saluée par les familles, mais minée par des retards chroniques et des problèmes de qualité. Pour l’année scolaire 2024-2025, le gouvernement a annoncé la distribution de 4 116 957 kits pour un coût de 8,07 milliards de FCFA. Depuis 2011, ce sont plus de 34 millions de kits qui ont été distribués. Mais derrière ces chiffres flatteurs se cache une réalité moins reluisante.

« Ces kits arrivent souvent en décembre ou janvier, bien après la rentrée scolaire. Nous n’avons d’autre choix que de nous débrouiller seuls », déplore Tra Bi, parent d’élève. Et lorsque ces kits finissent par arriver, la qualité laisse parfois à désirer : cahiers aux pages qui se déchirent au bout de quelques jours, stylos inutilisables. Pire encore, certains de ces kits estampillés « Ne peut être vendu » se retrouvent malgré tout sur les étals des marchés, au grand dam des familles et enseignants.

 

Les collectivités locales : absentes du rendez-vous

Le retard dans la distribution impacte également les enseignants. « Si nous attendions les kits pour démarrer les cours, nos élèves n’écriraient pas une ligne avant Noël », résume Éric N’Zi, enseignant. Résultat : dès la rentrée, ce sont les parents qui reçoivent des listes de fournitures à acheter, contre toute attente. Quant à l’implication des collectivités locales, elle frise le néant. Les mairies, qui devaient apporter un soutien logistique et financier, brillent souvent par leur absence. « Quand nous frappons à leurs portes, elles restent closes », regrette Diabaté Mamadou. Dans les rares cas où elles répondent, leur aide demeure symbolique.

« Cette année, la mairie nous a offert une vingtaine de tables-bancs, alors qu’il nous en fallait quatre fois plus », rapporte Cissé Ismaël.Malgré ces écueils, les autorités continuent d’afficher leur détermination. « La gratuité des manuels scolaires est une mesure clé pour réduire les inégalités et favoriser l’accès à l’éducation », déclarait récemment le Premier ministre Robert Beugré Mambé. Mais ces discours, bien que porteurs d’espoir, se heurtent aux réalités du terrain : retards de financement, infrastructures vétustes, implication insuffisante des collectivités locales.La gratuité scolaire en Côte d’Ivoire, aussi audacieuse soit-elle, reste un édifice inachevé. Pour qu’elle devienne une réalité palpable, il faut impérativement resserrer les mailles du filet : accélérer les mécanismes de suivi, garantir des financements pérennes et inciter les collectivités à jouer pleinement leur rôle. À défaut, ce rêve d’éducation universelle continuera de flotter, tel un mirage dans le désert.


Ce que disent les EGENA

La remise tardive des kits scolaires aux élèves constitue une préoccupation majeure mise en lumière par les États généraux de l’éducation et de l’alphabétisation (EGENA). Ces assises, organisées en juillet 2021 pour insuffler une nouvelle dynamique à l'école ivoirienne, ont recommandé de mettre à disposition des élèves et des enseignants les intrants pédagogiques essentiels.

« Les intrants pédagogiques, tels que les manuels scolaires, les guides pédagogiques et les documents d’orientation destinés aux professeurs, demeurent des outils cruciaux pour favoriser les apprentissages scolaires », souligne le rapport des EGENA. Cependant, depuis quelques années, on observe une raréfaction de ces ressources dans les établissements scolaires. Les kits et fournitures (cartes géographiques, affichages muraux à usage didactique, matériel de géométrie, équipements pour les activités parascolaires, etc.) sont soit absents, soit répartis de manière inégale entre les écoles. De plus, le rapport pointe du doigt plusieurs dysfonctionnements : le renouvellement fréquent des manuels scolaires, la diversification des manuels autorisés par niveau, ainsi que la distribution tardive des manuels et des kits scolaires. Ces pratiques ont pour conséquence que de nombreux élèves terminent l'année scolaire sans avoir eu accès à un seul manuel ou kit. Trois ans après ces recommandations, leur mise en œuvre reste toujours insuffisante, au grand désarroi des enseignants et des familles qui continuent de faire face à ces défis récurrents.



Kits scolaires : Éviter le « médecin après la mort »

Sous la présidence d'Alassane Ouattara, la politique de la gratuité des kits scolaires ne cesse de se renforcer, avec une augmentation progressive du nombre de kits distribués chaque année, en fonction de la croissance des effectifs scolaires. Pour la rentrée 2024-2025, plus de quatre millions de kits sont prévus pour les élèves des établissements publics à travers tout le pays. Cependant, malgré ses ambitions sociales louables, cette politique suscite des critiques croissantes. En effet, sa mise en œuvre semble souvent déviée de son objectif initial : alléger les dépenses des parents d’élèves. Le constat est amer pour de nombreuses familles : les kits scolaires, censés être remis dès la rentrée des classes, arrivent souvent en retard, parfois à la fin du mois de septembre, voire en octobre. Face à cette situation, les parents n’ont d’autre choix que d’acheter eux-mêmes les fournitures scolaires figurant sur la liste remise par les établissements, ce qui annule l’impact social attendu de cette initiative. Pis, ces retards alimentent un phénomène préoccupant : certains stocks non distribués finissent par être détournés pour se retrouver sur les marchés.

Pour éviter ce dysfonctionnement et garantir que cette politique sociale profite effectivement aux familles les plus démunies, des ajustements s’imposent. Le ministère de l’Éducation nationale et de l’Alphabétisation (MENA) devrait veiller à ce que la distribution des kits scolaires soit effectuée le jour même de la rentrée des classes. Par ailleurs, un bilan rigoureux de cette opération de distribution s’avère nécessaire. Celui-ci permettrait d’évaluer la gestion des kits par les directions régionales de l’Éducation nationale et de l’Alphabétisation (DRENA) et d’identifier les éventuelles défaillances pour y remédier. Il est impératif de passer d’une gestion approximative à une organisation exemplaire, afin que cette politique continue de jouer pleinement son rôle de soutien aux couches sociales les plus vulnérables.

Rahoul Sainfort