Reportage-Conflits communautaires à répétition : Comment Duekoué est parvenue à extirper ses vieux démons

Après les déchirures observées entre 2002, marquant le début de la crise politico- militaire, et 2011 qui a vu la fin de cette crise soldée par un violent conflit post-électoral, est venu à Duekoué, le temps de la paix. Les communautés qui se regardaient, autrefois, en chien de faïence, ont décidé de se battre désormais, non plus les unes contre les autres, mais côte à côte pour maintenir la cohésion sociale et l'équilibre retrouvés.

Reportage-Conflits communautaires à répétition : Comment Duekoué est parvenue à extirper ses vieux démons
"On ne peut plus nous manipuler ", a confié Ange Taho

À Duekoué, où nous avons séjourné du 7 au 12 août 2024, le constat s’impose : les ennemis d'hier ont décidé de sceller définitivement la paix. 13 ans après la crise post-électorale, un vent nouveau souffle sur Duekoué qui renaît de ses cendres. Jadis théâtre d'affrontements intercommunautaires violents, la ville a vécu les pires moments pendant la crise postélectorale où des centaines de morts ont été enregistrés. Mais aujourd'hui, nulle part, on trouve encore les stigmates de la guerre. Pas même au quartier Diahi Bernard ou quartier Carrefour, l'un des quartiers les plus touchés pendant la crise électorale de 2010. Exceptée la fosse commune, située à l'entrée du quartier, abritant des centaines de corps, qui rappelle encore les évènements douloureux qui s'y sont déroulés. Plus de la moitié des habitats avaient été détruits. Plus d'une décennie après, ses habitants ont réussi à reconstruire leurs maisons détruites. Les populations non autochtones qui avaient déserté leurs domiciles sont de retour. Cela, après plusieurs campagnes de sensibilisation, selon la présidente des jeunes du quartier, Ange Taho." L'harmonie entre nous est revenue. Ça va", soutient-elle. 
La paix. C'est désormais le combat quotidien des populations de la ville carrefour (Duekoué). Le retour de la stabilité est d'abord et avant tout une prise de conscience des populations elles-mêmes mais surtout des jeunes. "La crise ne nous a pas été racontée. Nous l'avons vécue nous-mêmes. Même si chacun avait son bord politique, les politiciens nous ont laissés (abandonnés) quand la crise a éclaté. Nous étions face à nos réalités (livrés à nous-mêmes)", lâche Ange Taho avec un peu de regret. Et de poursuivre : " On s'est dit que nous n'avons que Duekoué. Donc on a commencé à se parler franchement avec l'appui de certaines Ong. La politique nous a opposés. On a décidé de ne plus se battre pour la politique", affirme- t-elle convaincue.
Ces communautés ont ainsi décidé de taire les rancœurs et récriminations pour regarder dans la même direction, selon la présidente." On ne peut pas bâtir nos vies sur des vengeances. Il fallait donc mettre fin aux violences entre nous", insiste-t- elle. Pour ce faire, les ennemis d'hier ont entrepris de fumer ensemble le calumet de la paix. En se pardonnant pour avancer, selon Ange Taho, elle- même victime de la grave crise post-électorale. "La résidence de mon père a été brûlée. On a réussi à la reconstruire. Mais, s'agissant de la vie, elle n'a pas de prix", philosophe-t- elle. 

"La politique nous a opposés. On a décidé de ne plus se battre pour la politique"


À présent comment œuvrer pour maintenir cet équilibre ? Ceci passe, en plus de la sensibilisation, par le rétablissement de la confiance brisée entre les communautés. Pour ce faire, le sport est un puissant facteur sur lequel s'appuie les communautés pour rapprocher les populations dont les liens s'étaient distendus à un moment donné de leur histoire commune. L'organisation de tournois de football, aux allures de "journées portes ouvertes", contribue à resserrer ces liens." Lors de ces rencontres de football, on se retrouve tous dans un quartier qu'on choisit auparavant pour communier ensemble. Ce sont des moments de brassage interethniques qui permettent de briser le verre de glace entre nous. Parce que nous sommes tous mélangés : Guéré, Malinké, Sénoufo, Gouro, Yacouba…", explique-t-elle. 
Aussi un important travail de "déconstruction" est mené pour lutter contre certaines pratiques qui avaient cours." On avait une fâcheuse habitude ici. Quand moi Ange Taho j'agis, on dit ce sont les Guérés. Quand c'est Moussa, on dit ce sont les Dioulas. Il fallait travailler pour déconstruire cela. Si c'est Ange Taho qui agit, c'est elle et elle seule. Et non tout son groupe ethnique", précise- t- elle. Cette démarche, à l'en croire, porte ses fruits petit à petit. 
Dans la même veine, l'on tente de faire barrage aux "rumeurs" par une veille permanente. "Les gens jouent beaucoup sur les rumeurs. Et le plus souvent ce sont les deux ethnies Wê et Malinké qu'on tente d'opposer. Donc quand on constate la circulation d'une rumeur, on s'appelle automatiquement entre nous présidents de jeunes. Et chacun essaie de faire le démenti au niveau de sa base pour expliquer qu'il n'en est rien", souligne- t- elle. Une plateforme des jeunes a même vu le jour. Sur laquelle les différents présidents de jeunesse échangent." Nous les jeunes, on se rencontre et on se parle. On ne peut plus nous manipuler. La jeunesse consciente est désormais jalouse de sa paix qu'elle est en train de construire au prix de mille efforts, assure-t- elle. En 2020, pendant la présidentielle, les gens s'attendaient peut-être à ce que Duekoué brûle. Mais il n'y a rien eu"

L'alliance interethnique pour mettre fin aux différends

Il existe également, à côté des initiatives de jeunesse, un collectif des chefs de communautés allochtones et allogènes du Guemon présidé par le chef Gouati Bi Irié Constant qui travaille inlassablement à la préservation de la paix et de la cohésion. Il a été créé en 2017. Le chef Gouati est le seul intermédiaire de la population Guéré lorsque survient un problème. Le collectif depuis qu'il a été mis en place a contribué au règlement de nombreuses crises qui menaçaient de rompre l'équilibre social. C'est le cas dans le village de Sroban où un jeune Guéré avait tué un jeune Burkinabè. Les deux communautés étaient prêtes à en découdre. Mais grâce à l'intervention du collectif, la cohésion a été maintenue. Il en a été de même à Bahié. Là, c'est un jeune Malinké qui avait ôté la vie à un jeune Yacouba. Le collectif est également intervenu pour éviter un embrasement. L'arme fatale du chef Gouati Bi pour mettre les différentes parties d'accord ? L'alliance interethnique." Je suis Gouro. J'ai la chance d'être allié à de nombreuses ethnies ici en Côte d'Ivoire et même étrangères", dit-il fièrement. Selon lui, le règlement des conflits à travers les alliances interethniques est plus efficace que les structures modernes de résolution des différends qui existent." On règle nos problèmes dans la bonne humeur. Et à la fin, on se fait des accolades et on partage même un repas ensemble. Il n'y a aucune animosité. Alors qu’un problème qu'on règle dans un commissariat ou un tribunal est suivi de rancœur entre les parties. C'est pourquoi nous demandons aux membres de nos communautés de ne pas se précipiter pour aller dans un commissariat ou au tribunal. Mais de venir nous voir d'abord ", explique le chef Gouati. Selon lui, c'est en véritable gardien de la paix que le collectif agit." Nous n'attendons pas que les crises surviennent. Même au sein des couples, surtout mixtes, nous intervenons. Parce que c'est souvent à partir de choses banales comme les problèmes conjugaux que les conflits éclatent ", fait - il savoir. 


En effet la ville de Duekoué était jusqu'à une date récente comme une poudrière qui s'enflammait à la moindre étincelle. De simples braquages ou bagarres ont viré en règlements de compte entre communautés. Il a fallu que l'Etat prenne le taureau par les cornes pour garantir la sécurité des personnes et des biens. Une situation qui favorise cette paix aujourd'hui retrouvée. Les populations vaquent à leurs occupations quotidiennes et surtout peuvent voyager sans être inquiétées par des coupeurs de routes." Nous les transporteurs étions régulièrement endeuillés. À cause des nombreux braquages notamment sur les axes Duekoué-Man et Duekoué-Guessabo. C'était un calvaire. Mais aujourd'hui nos conducteurs roulent sans être inquiétés", se félicite Chérif Issouf, président national des syndicats des conducteurs routiers de Côte d'Ivoire.
Pour Ange, la page de la guerre est tournée. Et les gens ont renoué avec les relations de bon voisinage. "Dans nos marchés, les femmes Guéré, Sénoufo et Malinké sont côte à côte pour vendre leurs marchandises. Leurs soucis, c'est comment gagner de l'argent pour aider et faire vivre leurs familles. Quant à la jeunesse, sa seule préoccupation demeure l'insertion professionnelle. Car beaucoup sont des pères de famille qui ne rêvent que d'offrir le meilleur à leurs enfants", fait - elle savoir.
En ce qui concerne le chef Gouati, il est également convaincu qu'il y a un changement de paradigme qui s'est opéré dans le chef-lieu de région du Guemon. " En 2020, pendant la présidentielle, les gens s'attendaient peut-être à ce que Duekoué brûle. Mais il n'y a rien eu", fait -il remarquer. Et de rassurer en ces termes : ''Aujourd'hui à Duekoué, il y a plus de paix que n'importe où en Côte d'Ivoire", estime le leader communautaire. 
S’il est vrai que les traces de la guerre ont totalement disparu faisant place à une ville et une mentalité nouvelles, il faut cependant préciser que des personnes physiques continuent de porter en elles ses vestiges. Notamment les victimes dont de nombreux blessés attendent encore d'être prises en charge, selon Olivier Ziaï, président des victimes de l'Ouest." On a des blessés qui ont encore des balles dans le corps et qui attendent d'être pris en charge", a-t-il confié.

Rahoul Sainfort
"Grâce à l'alliance inter ethnique, nous réglons les différends dans la bonne humeur" a fait savoir le  chef Gouati Bi